Je n'avais pas lu Aragon mais j'avais personnellement accueilli les plus grands architectes français, avec leurs écharpes en cachemire de Chandigarh, leurs lunettes excentriques et leurs cheveux défaits - à l'exception de l'un d'eux, sans doute le plus célèbre, parfaitement chauve et qui semblait avoir été redessiné par Starck, avec son crâne pointu et ses oreilles elfiques. Il y a là deux Pritzker et sept Équerre d'argent, les auteurs de plusieurs bâtiments à plus d'un milliard d'euros, des vétérans des grands travaux mitterrandiens, des contributeurs remarqués à l'écriture de la skyline new-yorkaise comme des théoriciens de la ville du XXIe siècle. Ils avaient presque tous écrit des manifestes que j'avais lus, et tous avaient rapporté des réponses décisives au malaise des banlieues, à la crise de la représentativité politique, à l'urgence écologique et au désenchantement du monde. Ils avaient pensé la ville, et le Grand Paris était presque trop petit pour eux. Il fallait peut-être remonter au congrès flottant de la charte d'Athènes ou à la construction collective du siège des Nations Unies à New York pour trouver une telle concentration d'orgueil bâtisseur.
Ils méprisaient le Prince et s'étaient regardés, consternés, quand, au terme de sa visite de l'appartement témoin de la Cité radieuse fabriqué par des Lycéens en apprentissage, il avait lâché qu'à tout prendre, il préférerait habiter dans un camping-car - il n'avait clairement pas lu ma note préparatoire. Les architectes avaient souri cruellement, mais c'était moi, et non le Prince, qui m'étais senti le plus mal à l'aise : lui pouvait jouer innocemment au naïf, et même à l'idiot, quand je devais être, moi, son conseiller en urbanisme et en architecture, infaillible et irréprochable. Mais je savais que je n'avais de toute façon aucune chance d'être pris pour autre chose que pour un imposteur. On n'était poli avec moi - un parfait inconnu qui avait fait l'objet, déjà, de plusieurs tribunes perplexes - que dans la mesure où j'avais l'oreille du Prince et la main sur des budgets pharaoniques.
Les architectes formaient une caste étrange. Une élite professionnelle incontestée, même par rapport aux médecins, qui devaient rester des praticiens quand eux pouvaient se contenter d'être des intellectuels purs - mais des intellectuels dont les méditations trouvaient à s'incarner. L'architecte, depuis les années 1930, depuis Le Corbusier, était l'homme héroïque, l'homme dans toute sa splendeur et dans toute sa démesure. Il possédait le don unique de changer le monde avec un simple dessin - au trait souvent confus et maladroit. Il occupait presque seul, en étant à la fois un artiste et un ingénieur, une place qui, dans un pays très marqué par la séparation entre littéraires et scientifiques, lui octroyait une fonction anthropologique privilégiée - fonction d'autant plus importante que son métier le mettait en relation directe avec l'élite du pays, élite dont il avait à cœur d'interpréter les rêves. Les meilleurs d'entre eux, comme ce matin, étaient même appelés à engager d'égal à égal avec le prince du jour un dialogue direct et franc, par-dessus les vicissitudes du temps et la petitesse des hommes.
Mon discours mettait précisément cela en scène. Il n'existait pas de grand prince sans architectes, ni de carrières d'architectes réussies sans commande princière :
"L'architecture, c'est l'identité de notre pays pour les cinquante ans qui viennent. Il est tout à fait normal qu'en tant que chef de l'État je m'engage pleinement dans cette mission : redonner à l'architecture la possibilité de l'audace."
Le Grand Paris, Aurélien Bellanger.
Éditions Gallimard, 2017. Page 287.
Je n'avais pas lu Aragon